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J'ai été harcelée (au travail)

J'ai été harcelée (au travail)

L’affaire Harvey Weinstein en octobre dernier a déclenché une vague de révélations des violences sexuelles que subissent les femmes, démontrant à la face du monde que les cas d’agressions et harcèlements sont loin d’être isolés.

Le harcèlement sexuel, tout le monde en a entendu parler. Tout le monde sait que ce phénomène existe. Mais seulement dans le cadre fictif. Car lorsqu’on se retrouve face à une situation dans la vraie vie, on refuse toujours d’admettre la vérité.

Le harcèlement sexuel, dans l’imaginaire collectif, il s’agit d’un grand patron incapable de contrôler sa libido qui s’attaque à des petites stagiaires sans défense. La réalité se révèle malheureusement bien plus simple et insidieuse. Parmi les victimes, nombreuses sont les femmes d’un niveau cadre et attaché, et dans la plupart des cas l’agresseur fait partie d’un autre service (https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/dossiers/egalite-professionnelle/lutte-contre-le-harcelement-sexuel-au-travail/les-chiffres-cles-du-harcelement-sexuel-au-travail/) . Des statistiques nous apprennent aussi que majorité des femmes touchées se trouvent dans une situation précaire, et/ou en grande pauvreté. Mon cas rentre dans ces critères.

Moi aussi, je connaissais l’expression, je pensais savoir de quoi il retournait et le reconnaitre si j’étais amenée à le croiser. Mais dans mon esprit, je croyais le harcèlement sexuel un crime trop grave pour m’y trouver en présence un jour. Je croyais que ces choses n’arrivaient que dans les grosses boîtes privées, ou intrinsèque à la sphère politique. Je pensais être à l’abri, trop loin de cette perspective. Jamais chez moi, dans un établissement public, relevant d’une collectivité territoriale, recrutant des titulaires de la fonction publique. Et surtout pas des personnes que je connaissais.

Car le problème est là : qui dit agression sexuelle implique nécessairement agresseur. Puisque l’acte porte un nom, il s’agit de nommer aussi le criminel. Or si l’opinion publique accepte l’idée de la banalité du harcèlement dans le milieu du travail, elle se refuse pourtant à concevoir un proche en être le délictuel. Car il faudrait dans ce cas mettre un visage sur l’agresseur, identifier une personne de notre connaissance, un collègue avec qui on déjeune le midi, un ami qu’on invite à l’apéro le week-end. C’est une pensée trop dure à imaginer, on préfère se convaincre que le crime n’a pas existé.

Je m’en suis rendue compte à mon insu lorsque j’y ai été confronté.

D’abord il m’a caressé la hanche. Je venais d’entrer en renfort pour 3 semaines dans une nouvelle structure, comprenant une quarantaine d’agents administratifs/techniques. Au début il me serrait la main en guise de bonjour, puis il m’a fait la bise, et puis il a posé sa main sur ma hanche. Ce geste m’avait un peu perturbée ; j’ai demandé à une collègue arrivée en même temps que moi de quelle manière il la saluait, mais comme on était en octobre 2017, en pleine explosion de l’affaire Harvey Weinstein, j’interprétais mon malaise pour de la paranoïa. Un autre jour, il m’a caressé le dos. Je n’ai rien dit, toujours persuadée d’une simple coïncidence. Enfin, mon contrat ayant pris fin, je suis partie, quelque peu rassurée de ne plus recroiser cet individu et surtout de ne plus m’interroger sur la légitimité de ma gêne. J’en ai parlé en famille, et la colère de ma mère m’a conforté dans mon esprit.

Un mois plus tard, l’établissement m’a rappelé pour me proposer un remplacement. Après avoir accepté, j’ai repensé à ce type qui me mettait mal à l’aise. Quand je l’ai revu, je l’ai tout de suite reconnu. Je ne l’avais pas oublié. Je craignais qu’il me touche encore, mais il n’a rien fait. Puis il a recommencé, en posant ses deux mains sur mes hanches. De nouveau, je me suis sentie mal. Mais n’ayant rien dit les premières fois, je n’osais plus émettre d’opposition. D’autant plus qu’il m’adressait des compliments, me positionnant en porte-à-faux. J’observais son comportement avec les autres, et il ne les tripotait pas. Parfois, il me disait bonjour « normalement ». Et j’ai compris : il ne me touchait que lorsqu’il n’y avait personne autour pour voir. Il était donc parfaitement conscient de ses agissements. Et puis un jour, il est allé encore plus loin, en glissant ses mains jusqu’au niveau des seins. J’étais tellement choquée, ahurie, sonnée, que je n’ai pas réagi. J’ai répondu comme si de rien n’était. Après coup, je me suis sentie souillée, salie, humiliée. J’avais envie de pleurer, de m’isoler, je ne comprenais pas pourquoi. Je me sentais fautive de l’avoir laissé faire, coupable de ne pas m’être opposée. J’osais encore moins en parler. Je ne voulais pas croire que cette personne respectable et influente, de son rang et son statut, puisse adopter ce comportement. Je ne voulais pas dénoncer une personne que tout le monde appréciait, qui avait la réputation d’être gentil. Je l’ai dit un jour à ma coloc (que je dépréciais, donc je m’en fichais de son jugement sur moi) qui a seulement répondu « si ça te dérange, t’as qu’à lui dire et c’est tout ! ». Cette réaction m’a dérangée, me laissant penser que je n’avais pas de raison de me sentir gênée, puisqu’elle ne paraissait pas choquée outre mesure. Désormais quand je le croisais, je gardais mes bras collés au corps, nerveuse. Les semaines, les mois ont passé, le statut quo est resté inchangé. Je m’emmurais toute seule dans mon silence.

Un jour, dans mon atelier de théâtre, un type a touché les fesses de plusieurs filles, dont l’une a été bouleversée par ce geste. Quand elle s’est confiée à moi, j’ai d’abord trouvé qu’elle surréagissait. Alors elle m’a expliqué pourquoi, et aussitôt toutes les mains déplacées de ce collègue me sont revenues en mémoire. Le lendemain, j’ai décidé d’en parler à ma cheffe, en qui j’avais pleinement confiance, sans donner son nom. Elle a alors répondu : « Non, il n’a pas le droit de faire ça. C’est interdit par la loi. Les hanches, le dos, ce sont des parties intimes qu’il ne doit pas toucher sans ton consentement. » Elle m’a proposé plusieurs solutions : soit de lui demander directement d’arrêter, soit la laisser en discuter avec lui, soit d’en référer à la DRH, ou encore de porter plainte. Elle m’a laissé quelques jours pour y réfléchir.

Le lundi, quand j’ai revu mon agresseur, j’ai aussitôt été troublée. Il voulait me dire bonjour, mais j’ai refusé, mortifiée. Ma cheffe, qui occupait le bureau juste à côté, a tout entendu. Elle a aussitôt compris. On s’est vu toutes les deux, et je lui ai indiqué vouloir en discuter ensemble avec lui. L’entretien a eu lieu le lendemain matin ; elle lui a exposé mon malaise, mais il a prétendu dire bonjour à tout le monde de la même manière. Je lui ai donc remémoré ses gestes déplacés, et il s’est excusé plusieurs fois, prétextant vouloir paraître gentil et invoquant une sensibilité de ma part : « Je suis désolée Léa que tu l’aies pris comme ça, ce n’est pas de ta faute… » Ma cheffe l’a remis à l’ordre, lui rappelant les textes de loi. Elle et moi avons ensuite débriefé. Je lui avoué ma déception et vexation qu’il n’admette pas ses torts, mais elle m’a rassurée, affirmant que son absence de négation marquait la conscience de son agissement. « Je le connais, et là je peux te dire qu’il n’était pas à l’aise ». Pour couronner le tout, même si elle n’est pas son supérieure directe, il est prévu qu’elle occupe le poste de DRH dans quelques mois, le plaçant dans une situation embarrassante.

Toute la journée, j’ai été ébranlée par cette confrontation. Le lendemain, je stressais de retourner au travail, je paniquais à l’idée de le croiser. Je m’en voulais de l’avoir dénoncé. Je me sentais coupable. Quelques jours plus tard, ma cheffe est revenue vers moi, pour s’assurer de mon bien-être. J’ai raconté cette mésaventure à plusieurs personnes extérieures au travail, et toutes se révélaient choquées. Par la suite, lorsque je croisais mon agresseur, je le saluais par politesse, mais froidement. De la fébrilité, je suis passée en sa présence à la colère.

J’ai raconté mon histoire à une collègue. Contre toute attente, elle n’était pas surprise. Elle connaissait quelqu’un également mal à l’aise par rapport à ses gestes, mais qui est partie avant d’avoir pu lui en toucher mot. Pis, cette personne aurait reçu les mises en garde de la directrice adjointe elle-même. Cette discussion m’a mise en colère. J’étais furieuse, de savoir que la numéro 2 de la structure était au courant, et d’entendre ma collègue continuer à l’apprécier malgré tout. Je ne supportais pas non plus de surprendre ma cheffe discuter parfois aimablement avec lui, alors qu’elle savait ce qu’il m’avait fait. Je me sentais trahie, et abandonnée. Quand j’entendais d’autres collègues louer sa gentillesse notoire et sa générosité, je ne savais plus où me placer. J’avais envie de leur hurler la vérité, et d’un autre côté je ne voulais pas casser l’image flatteuse qu’elles gardaient de lui. Je ne souhaitais pas semer le désordre au sein de l’établissement et être à l’origine d’un conflit. Je me sentais isolée, de me retrouver la seule à connaître la vérité à son sujet. Je voulais partager ce fardeau avec un collègue, recevoir le soutien d’un supérieur.

Les grandes vacances sont arrivées, je ne l’ai pas vu pendant un moment. Puis il est revenu. Un jour j’ai dû aller lui demander un renseignement ; je me suis rendue dans son bureau, et passé un court instant de malaise, nous nous sommes parlé sur un ton courtois et professionnel. Nous étions tous les deux embarrassés : moi de l’avoir dénoncé, quand bien même je n’avais rien à me reprocher ; et lui de son agissement, qu’il savait illégal et immoral. Mais c’était à moi de faire le premier pas de réconciliation. Je n’allais pas m’abaisser à la même petitesse que lui en restant rancunière et aigrie ; je voulais lui montrer ma vraie valeur en décidant de lui pardonner. J’avais fait le choix de ne pas aller plus loin dans l’inculpation et ne pas inscrire ces gestes dans son dossier. Maintenant j’estime qu’il a compris la leçon, et son épée de Damoclès au-dessus de sa tête me suffit comme réparation.

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